Oktoberfest
Regarde-les, ne sont-ils pas fringants ? Un samedi d’automne, un
dimanche ensoleillé, les voilà, de sortie. Ils courent, trottent, se pavanent,
ignorants du fait que cette décoration velue et homonyme, sur leur chef couvert,
s’appelle un blaireau. Ils passent, en vert, en gris, en rouge, en bleu et
blanc. En rythme, au pas, leur spécialité locale, leur faiblesse historique. La
foule ravie, amassée contre des rambardes anti-émeutes,
les acclame.
Méritants, les percherons demeurent concentrés, accomplissent leur tâche
annuelle, d’un pas lourd et assuré, l’œil alerte, le museau frémissant, le
crottin frais. Les bovins bipèdes casquettés de vert leur font place,
repoussant les manants amassés, euphoriques. Ils passent, tirent une carriole
énorme ornée d’un tonneau gigantesque, impassibles et
magnifiques dans le brouhaha et les flonflons.
En ces jours, une ville, une région, un peuple adore un veau d’or liquide,
une manne divine et mercantile, clé de leur subsistance au demeurant rurale.
Traditions et nationalisme entretenu, petite fierté locale promue au rang de
symposium annuel de l’ébriété facile et acceptée. Quoi de plus normal, somme
toute, que de cautionner l’ouverture imminente, en ce samedi midi, d’un
tiroir-caisse géant, par un folklore
subventionné. Petits potentats locaux saluant la foule de carrioles surbaissées
aux côtés de leur dame, sous les caméras avides. Certains autres lancent des
bonbons, des fleurs, des seaux d’eau, braves pompiers. Mais ceux qui suivent,
tous synchrones, épaulent une bêche, une hache, une massue ou un fusil,
encadrés de flutiaux essoufflés par le long chemin depuis les alpages.
Ils passent, comme les gouvernements. Fidèles, depuis un bon siècle.
Vénérant leur bon roi qui fit tellement pour leur rayonnement suivant, de son
vivant décrié, puis icône kitsch de cultivateurs nouveaux riches. Les tentes
s’ouvrent, déjà pleines, la bière coule, les orchestres enchaînent
régulièrement leurs leitmotivs à la consommation subite de litres douteux et
surévalués. L’avantage, c’est que le premier demi-litre fait beaucoup pour
l’anesthésie ultérieure du client, souvent étranger et empris
d’un amour de quinzaine pour les traditions buvables alcoolisées.
C’est le règne des bellâtres en culotte de peau, le mollet délicatement
recouvert de laine écrue, le bronzage de solarium et la coiffure de cabriolet
de location. C’est l’avance lente de la blonde remontée, soutenue et maquillée,
pas du tout vulgaire, surtout après le deuxième litre. Il y a aussi des gens
normaux, qui cherchent un oubli factice et des idées changées dans la proximité
des gens qui leur sont chers, ou tout du moins le croient-ils. Mais ça, c’est
toute l’année.
Les mixers géants se dressent aux quatre coins du champ, éjectant brusquement les badauds dans des directions diverses, dans un rythme imprévisible. Au sortir de ces tortures centrifuges, les courageux se sépareront en deux files, l’une dirigée derrière les buissons, l’autre retournant au cœur de l’événement, vers une bière réparatrice. Si tu n’aimes pas, n’en dégoûte pas les autres. Oui. La bière, là-bas, ne vaut pas un bon bordeaux. Mais à 7,90€ le litre approximatif, c’est aussi une ambiance et un regard exclusif dans l’intimité d’un peuple qui essaie d’oublier. Toute ébriété est bonne à prendre, en ces temps incertains.