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Divers & variés
17 novembre 2007

Conte de la jungle (Chap. VII)

Dans la jungle, personne ne vous entend hurler. C'est pour cela que le lieu de prédilection de Grand Coyote était indéniablement la colline. Enfin, jusqu'à présent. Bizarrement, alors que l'hiver s'installait, Grand Coyote remarquait qu'il n'avait plus vraiment envie, aucun besoin, de se dresser à sa tribune nocturne, non. Bizarre. Cela ne voulait pas dire non plus qu'il était parfaitement heureux et comblé. Pas spécialement. Mais les habitudes disparaissent soudain, d'autres prennent le dessus, peut-être temporairement. Grand Coyote travaillait, un bon filon de bananes, très rémunérateur, un peu plus au nord, mais il pouvait y travailler à distance, un avantage certain. Ce n'était pas cela qui le préoccupait.

coyote_faceGrand Coyote était troublé. Lui, le solitaire, se retrouvait dans une situation inattendue. Il avait rencontré une femelle de son espèce. Un peu par hasard, ou peut-être pas. Et elle avait le don, comme toutes les femelles de son espèce, d'ailleurs, de le faire douter, balancer. Il préférait, par instinct, garder ses distances, mais c'était difficile. Elle aussi gardait ses distances, d'ailleurs. Il n'aurais su dire ce qu'elle cherchait vraiment, préférait ne pas s'y fier. Mais quand il la voyait, sur les collines alentours, il se sentait soudain comme fou, comme le petit coyote qu'il fut autrefois. Alors il s'approchait lentement, prudemment, à pas de coyote, prêt à battre en retraite. Elle n'était pas hostile, non. Il craignait juste l'imprévisible, l'irrationnel, les reliques du passé. Craignait aussi l'hypothétique, les faux espoirs. Mais restait avec elle, autant que possible, car ils étaient de la même espèce, car au fond de lui quelque chose s'était réveillé, une compréhension mutuelle. Il avait du mal à se l'avouer, il le redoutait, mais la distance et les murs d'indifférence qu'il s'était construit avec le temps s'effritaient soudain, il redoutait l'éboulement et la froide confrontation solitaire avec la bise hivernale.

- "Si elle te plaît, tu devrais faire quelque chose..."
Grand Coyote redressa brusquement son museau, qu'il avait enfoui, pensivement, entre ses pattes avant. C'était la première fois depuis longtemps que sa conscience s'adressait à lui aussi directement.
- "Oui, elle me plaît. Mais dois-je courir le risque de la faire fuir par des attentes qui lui seraient étrangères et renoncer ainsi à sa compagnie et ces moments précieux? Me retrouver seul alors, comme avant, mais avec ce mur abattu, à reconstruire je ne sais comment?"
Sa conscience ne répondit pas. C'était le propre des consciences, juste quelques petites phrases sans suite, lâchées opportunément, pour semer le trouble. Puis elles te laissent en plan. Il renchérit:
- "Tu as beau jeu, toi. Tu ne sais pas ce que c'est, de la voir. Je ne suis qu'un mâle, somme toute. Et quand je la vois, je ne suis plus le chasseur solitaire et implacable. Je fonds. Est-ce ma vraie nature?"
- "Je sais, je suis là, tu sais, quand tu la vois...", répondit sa conscience.
Grand Coyote ignora cet aparté:
- "Et alors je la regarde, je ne peux plus rien dire. Je regarde juste ses yeux, j'y vois mille étoiles étincelantes. Je regarde son sourire et je sens la chaleur de mille volcans. Et sa voix est le vent dans les arbres de mes collines natales."

- "Tu ne penses pas que tu exagères?", poursuivit sa conscience.
Grand Coyote réfléchit un instant:
- "Oui, c'est tout moi. Je ne laisse rien paraître, impassible, une tombe. En moi, mon petit enfer personnel, je bous, comme jamais depuis longtemps."
- "Alors?"
Grand Coyote gémit, détourna la tête, cherchant un échappatoire, sans succès. Sa conscience reprit, imperturbable:
- "Alors?"
- "Alors quoi? Que me veux-tu? Que souhaites-tu entendre? Un aveu d'impuissance? Ou simplement le fait que j'ai peur...", grogna-t-il, de plus en plus mal à l'aise.
- "Je ne souhaite rien de toi, je suis partie intégrante de toi, l'as-tu oublié? Serais-tu schizophrène?"
- "Moque-toi de moi, ris."
- "Dis-moi juste ce que tu ressens..."

Grand Coyote aspira un grand coup. L'air trop froid le fit tousser. Il se reprit, se prépara à parler, mais sa conscience lui coupa son élan:
- "Tu t'approches le plus près possible, sans dommages, mais tu ne peux pas t'arrêter là, alors tu essayes de surfer sur cette frontière, sans jamais la franchir."
- "Je ne la franchis jamais."
- "Car tu as peur de ce qui t'attend de l'autre côté, la déception qui te hante depuis des années, le rejet."
- "hmmmm"
- "Et de peur d'aller trop loin, tu préfères battre en retraite, plutôt insatisfait que déçu."
- "hmmmmmmmm"
- "Et pourtant, cela ne te rappelle rien, cette position dans laquelle tu te trouves maintenant?"
Un observateur extérieur aurait cru voir un coyote au sommeil agité. Grand Coyote essayait de se couvrir les oreilles avec ses pattes avant, tentative bien vaine au regard de la nature de son interlocutrice, qui poursuivit:
- "Il y a longtemps, elle venait du nord. Ne me fais pas croire que tu l'as oubliée, celle-là..."
Grand Coyote se mordit la patte, le sang perla, glissa sur l'herbe alentours, rubis sombre.

coyote_depUn coup bas, mais véridique. L'histoire se répète, sans cesse. Seuls les acteurs changent. Alors elle poursuivit:
- "Grand Coyote, si elle te plaît, vas-y, simplement."
- "... je ne suis pas sûr..."
- "Remettre en doute tes sentiments, invoquer l'incertitude, pour ne pas avoir à les confronter ne te mènera à rien, juste plus de souffrances et de solitude."
- "Qu'est-ce que tu y connais en solitude?"
- "Suffisamment..."
Grand Coyote se radoucit, presque suppliant:
- "Et Petit Coyote, alors? Il faut que je m'occupe de lui, je ne peux pas l'abandonner."
- "Il est loin d'être abandonné et il a besoin d'un père heureux."
- "Je n'ai pas besoin d'être heureux, il suffit que lui le soit..."
- "Faux. Tu ne t'en crois simplement plus capable..."

Soudain, le silence. Ce silence, celui que Grand Coyote supporte si mal. Sa conscience ne se manifesta plus. Grand coyote laissa échapper un grognement énervé, s'ébroua, tourna en rond. Puis, en boitant, se dirigea vers sa colline, il n'avait pas d'autre échappatoire. Aux étoiles il adressa son message, longuement, très longuement...

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