Les choses déchirées, les choses précieuses
Alors voilà, le week-end avait commencé vendredi en fin d’après-midi comme
ça :
Notes impromptues chronophages dans un train
insupportable. Insupportable car trop long, trop lent, trop pas la bonne
direction, trop pas les bonnes conditions, trop pas les bonnes personnes au
bout. Inadéquation géographique et logistique.
Passer des heures dans des trains encerclant le
week-end, je l’avais oublié, ce n’est pas la première fois. L’aller-retour
direct de Lille, le contournement de Paris en carte 12-25. Temps lointains.
Très lointains. Et le train ne durait que 3 heures, ici, c’est 7, minimum. D’où
l’utilité du laptop et des prises électriques. Mais
le laptop n’est pas bon, non. Je l’ai acheté pour
écrire. Ecrire, c’est dur, écrire, c’est étouffant. C’est la seule chose qui
reste, face aux pensées entremêlées, spaghetti cérébral.
Elle me dit que mon bonheur est entre mes mains,
que c’est à moi de choisir ma voie, celle qui me mènera ailleurs, plus loin,
mieux. C’est nécessairement positif, suffisamment constructif. Je pense que
j’ai bientôt trente ans, c’est raisonnablement symbolique. Que ma vie
sentimentale est un désert, ma vie privée un chaos, ma vie professionnelle au
point mort. Que j’ai essayé de la rattraper, pas assez vite, maladroitement.
Que je vis dans une ville qui m’est chaque jour plus
étrangère, coincé dans des habitudes et la peur de changer, dans un travail qui
ne m’offre plus rien et un vide symbolisé par un divan déformé, un vieux décor,
qui a vu des jours meilleurs, ne les reverra jamais.
Je regarde un paysage qui m’exaspère, des
conifères et des lacs, des montagnes en arrière-plan. Et des gens qui discutent
leur vie dans une langue qui n’est pas la mienne. Je voudrais des plaines, du
bocage, mais je ne suis pas sûr. J’arrive dans une impasse, indéniablement.
Sa conviction était que mon désir de revenir avec
elle n’était que mon constat d’échec et mon incapacité à envisager, rechercher,
une autre solution. Elle est belle, avec son barman romantique. Je me suis
refusé à sauter sur la première venue. Je dois sans doute me refuser à déceler
la spontanéité et la normalité finale de son choix, je suis juste jaloux, oui.
Je suis destructeur et mauvaise langue, pourquoi sa nouvelle histoire ne
serait-elle pas belle, la nôtre eut aussi un commencement étrange ? Mais
je ne peux pas le voir ainsi, pas maintenant, peut-être jamais. Normalement, je
devrais être lentement définitivement dégoûté. Normalement. Si je n’étais pas
têtu, fidèle, loyal, engagé jusqu’à la déraison, dans un combat de principes
que j’ai perdu il y a longtemps. Si je ne me disais pas que la mère de mon Fils
était obligatoirement la femme de ma vie, ou presque. Mais qu’en ces temps
capitalistes, tout est jetable, cotable en bourse, échangeable, même l’amour.
Surtout lui, le produit de base.
Les théoriciens pondent des tableaux, des
pyramides, expliquant tout et n’importe quoi, les choses les plus basiques,
mettent des jolis mots dessus. J’ai essayé de dire au Docteur M., à l’époque,
que mettre des mots sur des malaises, des terreurs, des angoisses, des choses
déchirées, n’atténuait en rien leur effet. Il disait que c’était juste une
étape nécessaire, il avait peut-être raison. Mais la suivante, je ne la vois
pas.
Mon Fils, oui. L’abandonner me coûterait la vie,
j’appliquerais la sentence moi-même. Mais tout s’est emmêlé dans des compromis
filandreux, insatisfaisants. Lourds. L’instant est sans alternatives. Je
devrais retourner écrire des critiques de disques ou de bandes dessinées pour
donner le change, sans doute. Mais je n’écoute plus Lumberjack ou les morceaux
récents, je les ai trop associés, irrémédiablement, à cette fin d’été 2007, qui
n’en finit pas de continuer, boule de neige précoce. Attends la fin de la tempête,
résiste juste à l’impulsif…
On en conviendra, rien de bien encourageant, le trip dépressif, encore et
encore. Et puis finalement, le train est arrivé. Et la confrontation, ou plutôt
son absence. J’arrive, elle m’ouvre la porte, je sens une présence, m’avance
dans la pièce. Il est là, son barman, engoncé dans un blouson, les mains
fourrées dans celui-ci, légèrement voûté, me jette un regard noir par
en-dessous. Je l’ignore, pose mon sac. Il se dirige vers la porte, tout en me
dévisageant toujours aussi crûment. Je fais une remarque en français sur son
amabilité apparente, il ne réagit pas, disparaît sur le palier. Elle me
regarde, un instant, comme déroutée, me demande si tout est clair pour le
week-end. Oui, à part quelques petites choses, somme toutes anecdotiques. Ils
s’en vont. Je vois du balcon la chose voûtée, toujours les mains dans les
poches, qui marche, roulant légèrement des mécaniques, devant elle. Elle se
tourne, regarde vers le balcon, ne me voit pas, je suis dans l’ombre. Et ils
partent.
Je vais voir le Petit, il dort paisiblement. Je me prépare à faire de même
et le téléphone sonne. Elle me demande si je me sens bien. Je lui réponds que
pas plus mal que cette semaine. Elle me dit qu’elle me connaît, mais ne m’avait
jamais vu ainsi. Etonnant. Je lui fais remarquer que son molosse n’avait pas
l’air aimable, voire plutôt agressif. Elle me dit qu’il a dû réagir à mon
expression. Ben voyons. Toi et la psychologie masculine. Je n’ai pas vraiment
vu le moment où son grand sourire de bienvenue s’est mué en agression muette.
J’irais même jusqu’à dire qu’il n’y avait qu’elle (l’agression muette). Je lui
dis que je n’ai pas l’impression qu’elle a tout sous contrôle. Elle, si. Je
réitère mon point de vue, sans changer sa formulation. Oui, c’est ça. Bon
week-end.
Le week-end s’écoule paisiblement, sans accrocs. Le Petit va bien,
ressemble à Rambo avec ses égratignures et ses dernières traces de varicelle.
Temps instables, je suis là. Je pense à elle, aussi, bien sûr. Mais
différemment. La pauvre. Je ne m’étais pas rendu compte qu’elle était aussi
bas. C’est triste à dire, en parlant de la mère de mon fils. Apparemment, elle
était en manque. Oui. Mais je n’aurais pas cru qu’elle aurait aussi peu
d’amour-propre pour se commettre aussi précipitamment avec un total inconnu.
Mais c’est aussi ça qui me sauve, d’une certaine façon, puisque grâce à cette
action, j’ai compris beaucoup de choses. Des choses tristes, vaines, aussi.
Comme par exemple le fait que j’étais une exception dans son curriculum
sentimental. Et que maintenant, elle en a vraiment trop fait. Alors plus tard,
dimanche, au téléphone, je l’ai remerciée pour ce week-end si instructif dont
elle ne se rendait pas compte à quel point il m’avait rendu service. Elle était un peu interloquée, n'a rien dit. Certes, ce
ne sera pas facile, mais la page est aux trois-quarts tournée, maintenant. Pour
me changer les idées, cette dernière année, j’aurais dû faire ce qu’elle fait,
besogner quelques bavaroises quelconques, je ne sais pas si j’en serais
capable, en tout cas je n’aurais jamais confronté ces créatures avec mon Fils.
Au moins, là-dessus, j’ai la complète compréhension des grands-parents
hongrois, qui se demandent, eux aussi et observent avec inquiétude.
Voilà, ma belle, tu es tombée bien bas. Et c'est fini. En plus, sans vouloir me vanter,
j’ai quand même beaucoup plus d’allure que lui et une tête de plus, mais va
comprendre, peut-être que tu étais fatiguée du risque de torticolis. Il me
reste mon fils. Et ces quantités d’instants heureux avec lui, un peu en-dehors
du monde, nous deux.
Dimanche soir, je lui explique que je dois repartir, mais qu’il viendra me voir dans 10 jours, que je l’attends déjà. Mais que ce soir, je dois reprendre le train et que sa grand-mère va arriver pour le garder et le coucher. Alors il me regarde et dit : « Non ! Enlève tes chaussures ! », commence à pleurnicher. Comme si enlever ces chaussures était un signe que je reste. Sa grand-mère nous a conduits à la gare, il voulait voir mon compartiment, cette couchette du haut poussiéreuse où j’ai à peine dormi. Et puis on s’est fait des grands signes, sur le quai, alors qu’il repartait. Voilà, les choses précieuses. La tempête n’est pas seulement pour moi, j’ai failli l’oublier. Et lui a besoin de moi, plus que jamais.