Week-end de merde
Alors voilà, je passe un week-end standard, c’est-à-dire pourri, non pas
qu’il ne fasse pas beau (non pas que ça m’importe non plus), non pas qu’il n’y
ait quantités de choses intéressantes, fascinantes et occupantes à faire à
l’extérieur, non. Juste pourri, inertie, léthargie et hibernation précoce, état
larvaire entretenu, lamentation sous-jacente, dépression rampante. Pourri parce
que j’aurais dû être à Budapest, au minimum à jouer avec des petites autos, au
maximum à faire des pâtés de sables. Mais non, une maladie stupide, tellement
stupide que je n’ai même pas été foutu de l’attraper, il y a longtemps (quand
je dis que j’ai raté ma jeunesse), m’empêche de franchir des kilomètres, telle
une tornade bavaroise, une montée du Danube ou une grève de conducteurs de
locomotives allemandes. Dans la peur de l’attraper, d’être malade, de
contaminer le bureau, même, peut-être. Mais je me trompais. Le week-end peut
être encore plus pourri.
J’appelle, samedi soir, pour savoir, pour parler avec le Petit, échanger
ces quelques mots que nous connaissons, un langage commun, champ sémantique
partagé. Bien sûr, il faut que ce soit moi qui appelle, hein. C’est vrai, c’est
cher, d’appeler l’Allemagne de Hongrie, sûrement beaucoup plus que d’appeler la
Hongrie d’Allemagne. Alors évidemment, c’est compréhensible qu’elle n’appelle
jamais ou juste pour me demander de rappeler de suite parce que c’est
important. Manque de bol, ce soir, il ne veut pas parler. Elle blatère des
choses, que j’entends à moitié, ses péripéties de mère solitaire et les
décisions difficiles de sa vie. Le petit ne veut pas parler, c’est possible,
c’est déjà arrivé, le plus souvent quand il est fatigué, de plus quand il est
malade. Mais j’entends une voix masculine en arrière-plan. Alors je lui demande
qui est là. Gros silence. Puis une réponse sibylline :
« Quelqu’un ».
Je le sais, qu’elle a mieux utilisé son année « sabbatique » que
moi, qu’elle a une lumière au bout du tunnel. Mais je n’ai pas envie d’être
confronté avec cette illumination nouvelle. Apparemment, je n’ai pas le choix.
Et ce nouveau souffle est là-bas, avec mon fils. Il a sûrement déjà dû avoir la
varicelle, ce con. Et non seulement il baise la mère de mon fils, mais en plus
il s’amuse, il joue le père d’occasion, s’assied par terre, manipule les
petites voitures, peut-être même pose ses gros doigts visqueux sur les livres
du Petit, fait semblant de savoir lire. Ils sortent dans la rue, famille
recomposée, le seul qui manque, le blaireau sodomisé, c’est qui ? Le père
génétique, celui qui a le droit de venir un week-end sur deux, de payer des
fortunes en train, une pension alimentaire confortable et même la moitié des
frais augmentés de scolarité de la crèche « tellement bien, ce serait bête
de changer ».
Elle est gênée, elle essaye d’attraper le Petit pour le faire parler,
changer de sujet, lui, il ne veut pas, je l’entends. Je lui dis tout le bien
que j’en pense, elle me demande si on ne pourrait pas en parler plus tard. Ben
voyons, elle est occupée, hein. Elle m’assure que tout va bien, que mon fils me
demande, m’appelle toujours Papa. Que je suis drôlement important. Pour combien
de temps encore ? Salope. Elle vient avec son discours constructif,
psychologie de bas étage (c’était bien la peine de faire tant d’études pour en
rester à ce niveau). Je raccroche. Cette idée m’est insupportable. Combien de
temps avant qu’il n’adopte mon fils, qu’elle demande à changer de nom ?
Combien de temps avant que son prénom devienne définitivement sa variante
hongroise ? Combien de temps avant l’étrangeté, la distance du cœur, après
la distance topologique ?
Elle me pourrit mon présent, prend mon argent, mon énergie, mon temps, mon
fils, mon cœur, il ne reste pas grand-chose. Je perds mon temps à la regarder,
caresser des retours fugitifs mais illusoires, espérer d’hypothétiques
bouleversements. Elle ment, elle manipule, toujours avec le sourire. Facile,
elle a tous les avantages, c’est là-bas qu’il est, ce n’est pas avec moi qu’il
vit. Elle me vole mon futur, l’assombrit savamment, subtilement, lentement,
inexorablement. Elle me vole le temps précieux, ma paternité, me rétrograde au
second rôle. Offre mon fils à un inconnu, un anonyme, elle si difficile, qui il
y a si peu de temps, relativement, hésitait à me laisser seul avec mon fils,
jouant la mère inquiète. Elle me vole mon passé, ces gigabytes
de photos et de films que je ne peux pas regarder, autant me tirer une balle
tout de suite. Elle pavane, joue l’émancipée, celle qui a grandi au-deçà de
l’adversité. Elle ment et manipule, à merveille.
Alors je reste comme un con, pris en otage à distance, avec pour seules compagnes ma rage et mon chagrin, mes pensées, mon imagination, douloureuse. J’ai fini la bouteille de vodka de réserve. Le malibu. Les provisions de rouge, ce que je trouve. J’ai détruit des objets saisis au hasard. Détruit mon téléphone portable, dans un accès. Cherché une corde. Un couteau. Des somnifères et de l’alcool fort. Je n’arrive même pas à pleurer. Se jeter devant un métro, c’est trop crade. Sauter d’une tour, ça a plus de style. Se noyer, trop de travail. Les somnifères, c’est un truc de filles. Mais c’est propre, pas de problèmes pour le propriétaire de l’appartement, on est en Allemagne, hein. Et puis ça ne changera rien, j’ai déjà cessé d’exister. Un boulot insignifiant, pas de relations. Encore heureux que je n’aie pas de chat ou de chien. Quand on retrouvera mon cadavre, au bout d’une ou deux semaines, à cause de l’odeur, au moins, il sera toujours complet.