Inflation
S’il est un indicateur fiable de l’inflation, de la hausse du coût de la
vie répercutée sur la consommation des ménages pondérée, c’est bien le prix de
la boule de glace. Oui, cette petite chose à lécher, plus ou moins savoureuse,
plus ou moins lascivement, est un des outils les plus poussés de l’économie
moderne, je l’affirme. Je prépare d’ailleurs à ce propos une publication qui,
croyez-moi, fera grand bruit, juste avant que l’on ne me décerne, en grande
pompe, le prix Nobel d’économie (mais chut ! des yeux ennemis nous lisent).
Au bout de ma rue munichoise, paisible s’il en est, il y a un marchand de
glaces. Le brave homme, au nom italien que je ne citerai pas ici pour ne pas
sombrer dans le mercantilisme primaire, fabrique des glaces depuis une
ancestralité respectable (40 ans, quoi, ou plus, chaipus).
Et en plus, elles sont bonnes. Les beaux jours venus, les chalands font la
queue devant le magasin pour acquérir leur cornet (ah non, pas cornet, les
allemands préfèrent les ramequins en carton avec une petite cuillère en plastique
fluo), menaçant parfois même la sérénité du trafic routier dans la zone à 30
attenante et le croisement complexe en devanture. Moi, je préfère les cornets,
bien sûr. Et j’y vais aussi, de temps en temps, moins souvent, maintenant que
je mange des glaces tout seul. J’ai toujours une faiblesse coupable pour le
chocolat spécial (i.e. avec des copeaux) et le mélange mangue/cassis. Cette
faiblesse est d’autant plus acceptable que la boule coûte 0,8€ pièce, prix
constant, quel que soit le nombre ou le support choisi (supplément chantilly).
Les prix là-bas sont plutôt alignés, les glaciers étant tous majoritairement
italiens. Et pourtant, München est une ville chère.
Arrivant en ces lieux de villégiature estivale surpeuplés, en particulier
en cette proximité de 15 août, je me rappelle les petites échoppes ambulantes
des glaciers locaux, parsemées le long du remblai ou des quais. L’échoppe est
minuscule, offre l’espace nécessaire pour un vendeur, deux grands bacs
réfrigérés et les accessoires. Fourni avec un attelage standard pour remorquage
automobile le matin et le soir. Quand j’étais petit, c’était là que j’avais
découvert pour la première fois que l’on pouvait mettre plus d’une boule dans
un cornet – émotion… Je vais donc voir, l’œil au vent, la truffe humide
d’embruns, content, quoi. Je fends des foules de touristes et locaux mêlés (le
local est reconnaissable en ce sens qu’il est beaucoup plus agressif que sa
petite taille et ses modestes muscles ne devraient lui permettre, mais il se
sent chez lui). Je m’approche, un petit frémissement au cœur, d’une échoppe
choisie, identique à celles d’il y a 15 ans. Et je vois le prix de la boule...
Effectivement, Nicolas et ses amis (François, Rachida, Michèle et les
autres) ont du boulot. La boule atteint les sommets pharaoniques de 1,8€ pièce,
avec un tarif légèrement dégressif pour 2 ou 3 boules (genre 3€ puis 4€). Et le
cornet est en sus. L’argumentaire est le suivant : le cornet standard que
l’on vous offre est un cornet fabriqué industriellement, donc pas bon, mais on
vous l’offre quand même (c’est vous le cochon de client). On en manquera pas
cependant de vous faire remarquer qu’un cornet drôlement meilleur, car fabriqué
manuellement par les soins du glacier ou son pote pâtissier voisin (d’où la
dénomination imbattable de « cornet pâtissier »), serait à votre
disposition pour la modique, mais aussi ridicule somme supplémentaire de 0,2€,
une paille, pour démontrer que vous êtes un homme/femme de goût et non un bête
touriste parisien, quoi qu’en dise votre plaque d’immatriculation. Les prix
sont alignés sur tout le remblai, les seules distinctions demeurant la quantité
d’eau contenue par votre glace ainsi que le niveau d’insistance avec lequel on
tentera de vous refiler le susdit cornet supérieur (qui, après examen, se
révélera identique à la version de base, avec cependant un gaufrage légèrement
plus fin).
Le front de mer est donc entièrement occupé par cette entente cordiale,
tous les glaciers sont occupés. Tous ? Non, un petit glacier, non loin du
poste de secours de CRS, résiste envers et contre tous à l’envahisseur
financier. Il mise sur ce joli concept marketing régulièrement dépoussiéré et
si souvent mis à l’honneur en ces temps de fracture sociale élargie :
l’ex-clu-si-vi-té. Sa roulotte est repeinte de
couleurs plus tapantes que les autres, il a aussi un joli logo avec son nom à
lui, le mot « artisan » en gros, offre des parfums inédits (vanille
des îles = mangue + fraise + fruits de la passion, youpi !). Sans
cornets de bas étage à supplément. Non. Pour l’également modique somme de 2€
par boule (tarif dégressif pour plus de boules !).
OK, il y a moins d’eau dans ses glaces que chez ses concurrents, mais à ce prix-là… Je lui ai dit de faire gaffe, qu’au train où ça allait, il allait se faire racheter par LVMH, ça n’allait pas faire un pli. On ne rigole pas avec ces choses-là, en bourse.