Précarité
Bientôt deux semaines que les temps sont rudes, pour le chat. Deux semaines
à raser les murs, calculant méticuleusement tout déplacement à découvert entre
deux abris. Deux semaines à se cacher la plupart du temps, déployer des trésors
d’inventivité pour ne pas être repéré, découverte qui ne signifierait que
stress et fuite, puis encore stress. Deux semaines à observer le point d’eau et
de nourriture de loin pour attendre le moment propice. Deux semaines à avaler
des gueulées doubles de croquettes à la va-vite, en regardant dans son dos,
puis courir à couvert. Même le bac n’est plus sûr, seule la nuit offre encore
un semblant de sécurité, derrière l’arbre du jardin.
Pourtant tout avait bien commencé, il avait fait comprendre son déni de
tout contact avec le petit humain par quelques feulements bien placés et des
oreilles expressives. Mais le petit humain n’avait pas reculé, seul le grand
humain jeune derrière lui s’était avancé plus près et avait murmuré des choses
pas aimables à son égard, menaces retorses d’estrapadouillade
douloureuse. Il avait bien fallu battre en retraite, alors que le petit humain
riait de hautes fréquences douloureuses, contre le grand humain. Ce n’était que
le début.
Ensuite, le petit humain déboulait de n’importe où en criant, souvent avec
des ustensiles, caricatures miniatures de ces gigantesques objets métalliques
puants utilisés pour se déplacer du havre de paix principal au havre de paix
secondaire, en panier. Il les lui montrait, le chat ne savait qu’en faire,
sentait le regard du grand humain non loin, qui souvent, heureusement,
rappelait le petit humain. Seuls les vieux humains habituels étaient égaux à
eux-mêmes. La jeune humaine était froide à son égard, au mieux désintéressée et
très ennuyée par la présence du petit humain aux alentours du chat, ou bien était-ce
le contraire ?
Le chat ne savait toujours pas ce qui lui était le plus désagréable dans
tout ceci, cette invasion inqualifiable de son espace réservé, l’agression
sonore du petit humain, les regards noirs des jeunes humains ou bien
l’indifférence amusée des vieux humains auxquels il avait pourtant choisi de
faire allégeance, voilà quelques décennies de chat. Le chat rêva d’exil, de
lointaines contrées de cocagne peuplées de papillons et pavées de croquettes,
loin de ces nouvelles odeurs étrangères et ces objets laissés sur le sol, dans
le coin. Une nouvelle patrie sans balayeuses municipales, ses ennemies intimes,
ni fenêtres fermées. Douloureux souvenir. Le chat faisait ce que tous les chats
font 80% de leur temps, c’est-à-dire glander sans rien ne demander à personne,
au frais sous un buisson. Soudain, contre le mur de la rue toute proche, ce
bruit d’enfer, cette horreur sonore qui se rapproche, alors que les vibrations
du sol se font chaque seconde plus fortes.
Le chat prend son courage à quatre pattes, se relève, fuit, voit la fenêtre toute proche, d’un élan in-félin atteint son rebord. Fermée. Et le monstre dans la rue qui s’approche encore, il sent son souffle chaud et fétide dans son cou. Frénétiquement, il essaie de faire signe aux humains, à l’intérieur, non, ses griffes glissent, impuissantes, sur la surface transparente et le bruit étouffe ses miaulements désespérés. Il se dresse, veut pousser l’huis récalcitrante, racle encore le verre. Rien. Et là, il voit, à travers la vitre, le petit humain qui le nargue, rit, le montre du doigt. Et les autres humains alentours, souriants. Le chat regarde vers la rue, le monstre passe, s’éloigne. Le chat veut rentrer. Mais de l’autre côté, c’est la honte qui l’attend, la victoire quotidienne de ce petit être crispant. La fenêtre s’ouvre, enfin. Le chat s’enfuit, gagne le fond du placard, sous les huées, s’enterre hors de portée sous les couvertures. Il entreprend de se lécher pour se remonter le moral, constate qu’il a des cernes, s’affaisse, achevé par tant d’adversité. Et dire que c’est tous les jours comme ça. Vivement la rentrée…